mercredi 24 août 2016

Ska

 Sans relâche depuis le matin, elle avait fait jouer en boucle le même album. Chaque fois, la huitième piste sautait un peu et elle devait appuyer sur le dessus de son lecteur CD pour que le disque ne s’interrompe pas. Tambourinant sa table de travail de ses ongles fraîchement vernis, Anaïs suivait le rythme des cuivres en révisant une dernière fois ses notes d’économie. Elle s’était promis d’avoir terminé son étude avant de quitter pour le spectacle. En bon chien de Pavlov, se récompenser du travail accompli lui procurait un sentiment de légèreté et de fierté: mérité, le plaisir de la soirée s’en trouverait décuplé.

Et du plaisir, comme elle en éprouvait lorsqu’elle paradait devant le miroir ! Sa routine de coquetterie l’amusait grandement. La brunette ébouriffait d’abord quelques mèches de ses cheveux indomptés, puis les vaporisait d’un jet de fixatif. Enfin, elle étendait un bon trait de khôl noir sous les yeux pour se donner un air je-m’en-foutiste savamment cultivé. Il faut dire que ça lui réussissait plutôt bien.

Olivia et elle s’étaient donné rendez-vous au terminus. Chacune descendait de l’autobus qui les tirait de leur banlieue respective, puis s’engouffrait avec enthousiasme dans la navette qui les emmènerait à Montréal. Bien calée dans son banc, les pieds accotés sur le dossier d’en face, Olivia fouillait dans son lecteur MP3 afin de trouver la trame qui accompagnerait parfaitement leur trajet. Elle s’en faisait toujours un devoir. De ses petits doigts agiles, Anaïs s’affairait plutôt à égrener l’herbe qu’elles fumeraient en direction du bar où performait ce nouveau groupe coqueluche de la scène underground.

***

Pour l’une comme pour l’autre, ces moments de fuite vers la ville étaient devenus nécessaires. De sorties sporadiques et improvisées, leurs rendez-vous se faisaient plus annoncés, plus attendus.  C’est lorsqu’elles quittaient la couronne nord et qu’elles s’enfonçaient dans la noirceur et l’anonymat de la métropole que les jeunes filles avaient l’impression d’être vraies. Exit le décorum guindé du collège privé d’Olivia et les discussions sans fin imposées par les parents psychothérapeutes d’Anaïs. Tout ce que cette dernière souhaitait, c’était de pouvoir écouter son cœur, ses envies et la musique trop forte qui ferait bientôt vibrer sourdement l’ensemble de son corps. Et ne pas avoir à expliciter. À décortiquer. À rationaliser. À partager.

Au milieu de la foule dense et électrique de la salle de l’X, les filles se sentaient respirer. Légères dans l’amas de corps s’entrechoquant au rythme des cuivres, elles pouvaient enfin laisser tomber leur masque et le poids des conventions. Et se retrouver. Se découvrir. S’embrasser.

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